Sources
Organisation de la santé : le déclin de l’empire ordinal
On novembre - 7 - 2012
Les négociateurs de l’avenant n°8 à la convention médicale ont, sans
état d’âme, écarté l’Ordre des Médecins du dispositif visant à
sanctionner les médecins pratiquant des dépassements tarifaires légaux,
mais abusifs, alors que cette appréciation est de nature déontologique
et, à ce titre, relève de la compétente ordinale. Cet épisode – qui
n’a suscité aucun émoi – n’est que le dernier d’une longue série qui a
vu l’Ordre des Médecins être progressivement dépouillé de ses
responsabilités et prérogatives au point de n’être plus qu’un colosse
aux pieds d’argile prêt à tomber tout seul…Le vieux débat sur la
suppression de l’Ordre des Médecins doit être posé à l’aune de cette
marginalisation d’une institution, présidée depuis juin 2007 par le Dr
Michel Legmann (photo), qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Retour
sur un tragique et inexorable déclin.
Au cours de l’été dernier, Marisol
Touraine avait agité le microcosme politico-médical en annonçant que
l’adhésion à leur ordre professionnel pourrait devenir facultative pour
les infirmiers et les autres professionnels de santé. Il n’en n’avait
pas fallu plus pour que ressurgissent les spéculations sur l’avenir de
l’Ordre des Médecins. Pour mettre fin à ce buzz, la ministre de la
Santé a récemment confirmé que le caractère facultatif de l’inscription
aux ordres professionnels ne concernerait que les infirmiers à
l’exclusion des autres professionnels de santé et plus encore des
médecins.
Une institution condamnée en 1981
Cette mise au point n’a pas mis fin aux
assauts des opposants à l’Ordre des Médecins qui poursuivent un long –
et à ce jour vain – combat qui a eu ses heures de gloire au début des
années 80. Il y a en effet un petit coté vintage dans cette bataille.
En 1981, François Mitterrand avait inscrit, parmi ses 110 propositions,
la suppression de l’Ordre des médecins. La gauche historique et
romantique, celle des nationalisations et de la rupture avec le
capitalisme condamnait la vénérable institution à cause de son origine
vichyssoise, de son corporatisme éhonté et de son conservatisme
congénital. Après deux années d’intenses débats, le Président qui avait
aboli la peine de mort, décidait de gracier l’Ordre des Médecins sans
pour autant – on le verra – renoncer à lui régler son compte.
L’incidente de l’actuelle ministre de la Santé a relancé le procès
politico-médiatique sur la base des mêmes chefs d’accusation :
vichysme, corporatisme et conservatisme. Il n’est donc pas inutile
d’instruire ce procès à charge et à décharge…
Il faut tordre le cou à cette
contre-vérité historique. Un Ordre des Médecins a bien été créé par
deux lois, en 1940 et 1942, mais ce ne fut pas le seul. Toutes les
professions indépendantes – avocats, architectes, etc.. – ont été ainsi
dotées d’un ordre professionnel qui se substituait aux syndicats. Dans
la logique de l’Etat français, les syndicats étaient, au même titre
que les juifs et les francs-maçons, responsables de l’effondrement du
pays. L’objectif, en les supprimant et en les remplaçant par des
ordres, était à la fois de contrôler ces professions et de les mettre à
l’abri de la concurrence. Cela revenait à recréer les corporations
d’avant la Révolution et à imiter le modèle d’organisation économique
et sociale mis en place au Portugal et en Espagne par les régimes
autocratiques de Salazar et de Franco. D’ailleurs, dans ces deux pays,
ce système de corporations perdurera jusqu’à la fin de ces régimes,
respectivement en 1974 au Portugal avec la révolution des œillets et,
en 1975, en Espagne avec l’avènement du roi Juan Carlos.
En France, l’Ordre des médecins de Vichy a été aboli dès 1944 par le gouvernement provisoire du Général de Gaulle (photo)
qui, par une Ordonnance du 24 septembre 1945, créera un nouvel Ordre
des Médecins défini comme « un organisme privé chargé d’une mission de
service public. Dans l’intérêt des patients et de la santé publique, il a
pour mission de maintenir des principes de probité, de compétences et
de dévouement indispensables à l’exercice de la profession de
médecin ». Parallèlement, les syndicats sont de nouveaux légalisés et
la CSMF – le seul syndicat de médecins existant avant la guerre –
renait de ses cendres pour défendre les intérêts catégoriels des
médecins. Ainsi, l’Ordre des médecins actuel, dans sa construction
légale et ses missions, n’a rien à voir avec celui de 1940. L’erreur a
sans doute été de conserver la même appellation. Au fond, le procès en
« vichysme » qui lui est régulièrement intenté résulte d’une erreur de
communication, lié à ce nom historiquement connoté.
Corporatisme éhonté.
Sur ce terrain, les procureurs ont plus
d’arguments et un dossier plus solide. Chargé de veiller au respect de
la déontologie médicale, l’Ordre est en quelque sorte une police et
une justice professionnelles qui doivent sanctionner les médecins
prenant des libertés par rapport au serment d’Hippocrate et régler les
conflits entre confrères. Les patients peuvent s’adresser à l’Ordre
pour se plaindre de refus de soins, de traitements inappropriés, de
fautes de diagnostic etc.. Pendant longtemps, la règle a été celle des
petits arrangements entre amis et rares étaient les plaintes de
patients accueillies favorablement et se traduisant par des sanctions à
l’encontre des médecins.
Il a fallu attendre 2002 et la loi
relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé
pour que cette justice interne et corporatiste soit réformée. Le
plaignant a la qualité de partie, une conciliation est obligatoire et
surtout les chambres disciplinaires sont présidées par des magistrats
des tribunaux administratifs en première instance comme en appel. Mais
cette nouvelle procédure n’est pleinement opérationnelle que depuis
2007 et le recul manque pour évaluer ses effets sur l’évolution de la
justice ordinale. De toute façon, du fait de la période antérieure, la
suspicion et le discrédit sont tellement forts que les patients
préfèrent se tourner vers la justice civile ou pénale pour faire valoir
leurs droits.
C’est le cœur du procès et la défense
ordinale peine à écrire une plaidoirie crédible. Pour simplifier,
l’Ordre des médecins a été hostile à toutes les évolutions
médico-économiques, à commencer par la création de la Sécurité sociale
qui, à ses yeux, a le défaut de s’immiscer dans le colloque singulier
médecin-malade. Pour les mêmes raisons, il s’opposera au
conventionnement, d’abord départemental ensuite national parce que –
sacrilège – celui-ci fixe des tarifs opposables alors que la médecine
libérale est fondée sur le tryptique liberté d’installation, de
prescriptions et d’honoraires. Au nom de ce principe d’indépendance des
médecins, il s’élèvera contre la volonté de l’Etat et de
l’assurance-maladie de surveiller les prescriptions des médecins. En
revanche, il sera moins regardant sur les relations d’intérêts entre les
médecins et les laboratoires pharmaceutiques finançant généreusement
les congrès sous les tropiques, les voyages d’études dans des contrées
exotiques, la formation continue orientée, etc.. Il faudra attendre la
fameuse loi anti-cadeaux de 1993, qui limite la valeur des avantages
qu’un médecin peut recevoir d’un laboratoire sur une base transparente
pour qu’il s’y intéresse.
L’Ordre se montrera aussi hostile au
secteur II parce qu’il introduit une forme de concurrence entre
médecins. En revanche, il sera totalement défaillant dans la lutte
contre le non respect de la règle du « tact et de la mesure » –
notion qu’il ne s’est pas beaucoup donné de peine à définir – à tel
point que dans la négociation qui vient de s’achever,
il est totalement exclu du dispositif de surveillance et de sanctions à
l’encontre des médecins qui pratiquent des tarifs abusifs.
L’assurance-maladie et les syndicats de médecins sanctionnent l’Ordre
des Médecins pour ce que la Cour des Comptes dans son dernier rapport
décrit, en termes diplomatiques, comme « un contrôle du respect de la
déontologie médicale à la portée trop limitée ». Plus récemment, l’Ordre
s’est opposé à la rémunération à la performance introduite dans la
convention médicale 2011. Mais ses oppositions et ses cris d’orfraies
n’ont aucunement freiné les évolutions du système. 99 % des médecins
sont conventionnés, 90 % des généralistes ont accepté de jouer le jeu du
paiement à la performance et les syndicats de médecins signent chaque
année des accords de maîtrise médicalisée avec l’assurance-maladie.
Bref, l’Ordre est totalement exclu du jeu médico-économique.
Le conservatisme s’est aussi exprimé
sur les questions d’éthique et de société. Nul n’a oublié la violente
campagne que l’Ordre des médecins a menée en 1974-75 contre la loi
légalisant l’avortement qui a finalement été votée grâce à la volonté
politique de Valery Giscard d’Estaing, le combat de Simone Veil et…
les voix de la gauche. Celle-ci s’en souviendra et l’attitude de
l’Ordre dans cette affaire comptera beaucoup dans le projet de le
supprimer. En 1982-83, parce qu’il avait d’autres priorités, d’autres
conflits lourds dans la santé et des pressions de toute nature,
François Mitterrand renoncera à ce projet, mais il déploiera à
l’encontre de l’Ordre des médecins, une stratégie plus cruelle encore,
celle de la marguerite qui consistera à dépouiller l’institution de ses
prérogatives à la manière d’une marguerite que l’on effeuille jusqu’au
dernier pétale.
Le bébé-éprouvette va lui en fournir le prétexte. En 1982, la naissance d’Amandine (photo),
le premier enfant français né d’une conception artificielle ouvre la
voie à un bouleversement des sciences de la vie : insémination
artificielle, mère porteuse, manipulation génétique, recherche sur les
embryons, etc. . Comment concilier l’émergence de ces technologies avec
le respect des principes éthiques ? Quelles règles de droit faut-il
inventer ? Comment concilier le possible et l’acceptable ? Cette vaste
et essentielle réflexion devrait normalement être conduite par l’Ordre
des Médecins, gardien de l’éthique médicale. Eh bien non ! Pour
l’éclaircir sur les choix politiques à faire, François Mitterrand créera
en 1983 le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Composé de
personnalités appartenant d’une part aux principales familles
philosophiques et spirituelles (courants philosophiques et religions
catholique, protestante, juive et musulmane), d’autre part, choisies
pour leur compétence et leur intérêt pour les problèmes éthiques et
enfin appartenant au secteur de la recherche (Inserm, CNRS, Institut
Pasteur…), le CCNE a pour mission de donner des avis sur les problèmes
éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la
connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la
santé. Nulle part, il n’est fait mention de l’Ordre des médecins qui
sera complètement exclu de la préparation des lois de bioéthique qui
existent depuis 1994 et qui fixent le cadre légal d’utilisation des
connaissances biologiques. Il essaie de faire entendre sa voix à travers
des communiqués et des rapports auxquels personne ne prête attention.
Le comble est que, consciemment ou non,
les gouvernements successifs ont poursuivi cette stratégie de la
marguerite ordinale qu’ils ont lentement mais surement effeuillée.
L’Ordre a, dans ses missions, celle de conseiller les pouvoirs publics
et de rappeler les médecins à quelques-uns de leurs devoirs. Mais, au
fil du temps, plusieurs dispositions ont vidé de sa substance ces
missions.En 1994, les URML – rebaptisées URPS en 2010 – ont remplacé
l’Ordre dans les missions de réflexion et de conseils sur
l’organisation territoriale de la santé. Historiquement, l’Ordre est
chargé de veiller à la permanence des soins et d’organiser le tableau
de garde. Mais, depuis 2002, la participation à la permanence des soins
est facultative et depuis 2011, son organisation relève des Agences
régionales de santé qui décident de la répartition des secteurs et de
la nécessité ou non de mettre en place une garde médicale de nuit entre
minuit et 6 heures du matin.
L’Ordre était aussi en charge de
l’organisation de la formation continue des médecins. Celle-ci est
devenue essentiellement conventionnelle, résultant d’un accord entre
les syndicats de médecins et les Caisses d’assurance-maladie. Pour
finir, l’Ordre est totalement exclu du pilotage du nouveau dispositif –
le développement professionnel continu (DPC) – qui va se mettre en
place en 2013. L’affaire sera gérée par l’Assurance-maladie, l’Etat, la
Fédération des spécialités médicales et le Conseil national de
médecine générale. Au total, la marguerite ordinale est bien
effeuillée. L’Ordre n’est même pas le maître d’œuvre du code de
déontologie qui relève de la loi. L’Ordre propose des réformes mais
c’est le législateur qui décide. Tout au plus en est-il le gardien. Au
fond, il ne lui reste plus qu’un seul pétale, celui de ses missions
administratives qui consistent pour l’essentiel à vérifier la réalité
des diplômes des médecins et leur donner un visa pour exercer. Chaque
année, il publie un très instructif atlas de la démographie médicale qui montre inexorablement le désintérêt des jeunes médecins pour l’exercice libéral traditionnel.
Dans ce contexte, le débat sur sa
suppression ne présente plus aucun intérêt à moins que comme le dit le
« Papé » dans Manon des sources, le roman de Marcel Pagnol « Quand on a
commencé d’égorger le chat, il faut le finir »… Spectateur impuissant
des évolutions de la société médicale, acteur privé de rôle et
institution marginalisée, l’Ordre des Médecins est à un point de son
histoire où il doit s’interroger lui-même sur le sens de son existence.
A 67 ans, il n’est peut-être pas trop tard.
Philippe Rollandin
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